XI

— Quand donc cela finira-t-il ?

La voix du professeur Frost était celle d’un homme exténué, proche du désespoir. Cela faisait à présent un jour et une nuit que le canot errait à travers le labyrinthe des rocs. Sans boussole, avec un brouillard qui, ne se décidant pas à se lever, dissimulait le soleil et les étoiles, Morane et le savant ne parvenaient pas à se diriger, tournant en rond parmi les pitons granitiques, tous semblables et n’offrant aucun point de repère. À cela s’ajoutait le danger des calmars qui, à tout moment, pouvaient menacer de faire chavirer l’embarcation ou de cueillir l’un de ses occupants.

Une nouvelle aube grise se levait maintenant. Enveloppés dans des couvertures au fond du canot, Bob Morane et le professeur Frost demeuraient immobiles depuis plusieurs heures, sans échanger une seule parole. Frost venait de rompre ce silence, mais sans obtenir de réponse.

— Nous ne nous en tirerons pas, dit-il encore.

Morane ne répondit pas davantage. Il savait que la situation était désespérée, que bientôt l’eau et les vivres viendraient à leur manquer et qu’il ne leur resterait plus alors que de bien maigres chances de s’en sortir. Sans la proximité providentielle des geysers d’eau bouillante, ils eussent d’ailleurs depuis longtemps été terrassés par le froid.

Finalement, Morane se redressa.

— Tout à l’heure, dit-il, si le brouillard se lève un peu, je tenterai d’atteindre le sommet d’un de ces pitons. Avec de la chance, peut-être parviendrai-je à m’orienter.

— Ce serait courir un grand risque, fit remarquer le savant. Ces rocs sont polis par l’érosion. En essayant d’escalader l’un d’eux, vous pourriez tomber à l’eau, et si un calmar nous cueillait à ce moment-là…

À cette évocation, le Français ne put s’empêcher de faire la grimace, puis il haussa les épaules avec une feinte indifférence.

— Mourir entre les tentacules d’un calmar ou de vieillesse en tournant en rond à travers ce labyrinthe du diable, il n’y a pas grande différence, sauf que la première façon est plus rapide. Tiens, j’ai l’impression que la purée de pois se dissipe légèrement.

Le Français ne se trompait pas. Le brouillard se levait et, déjà, l’or des premiers rayons de soleil apparaissait à travers sa masse cotonneuse. Et, tout à coup, Morane et le paléontologiste sursautèrent ensemble. Tout près, des voix venaient de retentir.

— Lemontov et ses hommes, souffla Morane. Ils sont sans doute à notre recherche.

Le professeur Frost eut un signe de dénégation.

— Non, dit-il. Si c’était Lemontov et ses hommes, ils parleraient l’anglais ou le chinois, ou encore le pidgin. Mais ce n’est pas le cas. Ces personnages invisibles doivent parler une langue voisine de celle des Mongols de la Sibérie du Nord, où j’ai voyagé jadis. Il me semble reconnaître certains mots.

Le brouillard se dissipait de plus en plus et, bientôt, les deux égarés purent distinguer la silhouette d’une petite jonque. Ensuite, le brouillard continuant à se dissiper, ils purent détailler ses occupants : une vingtaine d’hommes hirsutes et couverts de peaux de bêtes. Selon toute évidence, il ne s’agissait guère là des pirates de Boris Lemontov et de Li-Chui-Shan.

Maintenant, le soleil oblique brillait d’un pur éclat, et les derniers lambeaux de brume allaient en s’effilochant entre les pitons rocheux. Les occupants de la petite jonque avaient, à leur tour, aperçu le canot monté par Morane et son compagnon, car ils poussèrent de grands cris et se mirent à faire force rames dans sa direction.

Bientôt, les deux embarcations furent bord à bord et des mains vigoureuses empoignant Bob et le savant, les hissèrent sur le pont de la jonque. Les deux hommes purent alors détailler à leur aise leurs sauveurs : de petits individus trapus, à la barbe et aux cheveux en désordre. Leurs peaux jaunes, leurs yeux bridés et leurs hautes pommettes affirmaient leurs origines mongoliques. Ils étaient vêtus de peaux de bêtes, phoques ou ours, et coiffés de hauts bonnets de même matière. Des amulettes d’ivoire taillé pendaient en de nombreux rangs sur leurs poitrines et les harpons qu’ils tenaient à la main étaient munis de pointes d’os poli.

— Je me demande ce que ces hommes barbus peuvent bien faire ici, fit Morane à l’adresse de Frost.

Celui-ci désigna les harpons et de grossières lignes traînant sur le pont de la jonque.

— Sans doute pêchaient-ils. Notre présence ici doit pas mal les surprendre.

Les Mongols échangeaient en effet, sur un rythme rapide, des flots de paroles incompréhensibles pour Morane. Finalement, ils s’approchèrent des deux Blancs, les fouillèrent et leur enlevèrent leurs revolvers. Bob voulut récupérer le sien, mais le professeur Frost l’en empêcha.

— Inutile, Bob. Nos nouveaux amis – si je puis déjà appeler ces gens ainsi – ont pour eux la force du nombre. Peut-être vaut-il mieux interpréter leur acte comme une précaution, tout simplement. Après tout, le voisinage de Li-Chui-Shan et de ses pirates leur aura donné l’habitude d’être circonspects. Pour notre part, considérons-nous bien heureux de nous voir, provisoirement du moins, tirés d’affaire. Car, n’en doutons pas, ces gens vont nous conduire hors de ce labyrinthe de malheur.

— Pour nous mener où ? Voilà ce que je voudrais savoir.

Au bout d’un moment, Bob eut, de la main, un geste d’insouciance, comme s’il chassait de mauvaises pensées. – Bah, après tout, nous verrons bien. Mieux vaut, de toute façon, être tombés entre les mains de ces gens plutôt qu’entre celles de Lemontov et de Li-Chui-Shan. Avec ces derniers, nous pouvions être sûrs de notre sort ; avec ceux· ci, au contraire, il nous reste encore un espoir.

À ce moment, un Mongol plus grand que les autres et dont le haut bonnet de peau s’ornait de deux défenses de morse qui le dotaient d’une paire de larges cornes, vint se planter devant Morane et le professeur, pour se mettre à parler avec volubilité. Quand il eut terminé, Bob demanda à son compagnon :

— Avez-vous compris quelque chose à ce qu’il a dit ? Le paléontologiste eut un geste vague.

— De quelques mots saisis au passage, dit-il, je crois pouvoir déduire qu’il s’appelle Zoug et qu’il va nous conduire à son village.

 

 

Remorquant le canot, la jonque était sortie du labyrinthe des « dents de dragons », dont les Mongols semblaient connaître les moindres dédales, et là-bas, passé une zone d’eau libre, une grande île se dressait, gigantesque anneau de granit entourant, pour le peu que l’éloignement permît d’en juger, une vaste lagune aux eaux calmes.

Une demi-heure plus tard, Morane, Frost et leurs sauveurs débarquaient sur une étroite grève rocheuse et, Zoug en tête, gagnaient le sommet d’une haute falaise d’où l’on dominait l’île tout entière. Bob se rendit alors compte que la lagune avait été primitivement en communication avec la mer libre par un étroit goulet fermé maintenant par un frêle barrage naturel fait de rocs entassés l’un sur l’autre. Sur la falaise, au bord de la lagune, un vaste village composé de huttes de pierres sèches et aux toits de peau, s’étendait.

Comme la petite troupe marchait, longeant le bord de la falaise, en direction du village, l’eau de la lagune, en contrebas, fut soudain violemment agitée. Une prodigieuse silhouette en jaillit. Aussitôt, Bob et le professeur Frost reconnurent ce crocodile monstrueux dont la gueule barbelée faisait songer à ces mufles de dragons qui, dans les mystères chrétiens du Moyen Âge, figuraient la porte de l’Enfer.

— Le Grand Mosasaure ! s’exclama Morane.

— Oui, le Grand Mosasaure, fit comme en écho le professeur Frost. Mais du diable si je comprends comment il est parvenu ici, dans cette lagune fermée de toutes parts, lui qui, voilà deux jours, s’ébattait encore en plein océan.

— Il ne doit pas s’agir là du même animal, dit Morane.

Souvenez-vous que, d’après Lemontov, les Mongols habitant l’une des îles de l’archipel, adoreraient un « lung » captif dans une lagune voisine de leur village. Lemontov devait parler de ce dragon-ci.

Mais le savant secoua la tête.

— Ce n’est pas possible, murmura-t-il. Dans ce cas, il y aurait deux Mosasaures bien vivants dans ces parages. Un, cela paraît déjà tellement extraordinaire, mais deux… Deux !… En outre, d’après Lemontov, les Mongols en question seraient des fétichistes plutôt féroces ; ceux-ci, au contraire, me paraissent paisibles.

— Voire, fit Morane. Regardez comment ils se comportent pour l’instant, et vous changerez peut-être d’avis.

En apercevant le grand reptile, les Mongols avaient soudain été saisis d’une indescriptible frénésie. Animés semblait-il, par une terreur sacrée, ils se jetaient à genoux en agitant les bras et en hurlant, se frappaient le front contre le sol, s’y roulaient, grattant le roc de leurs ongles. Ils semblaient changés soudain en une horde de démons furieux, aux faces grimaçantes, prêts sans doute, dans leur accès de fanatisme, à commettre les pires excès.

— Le Mosasaure, qu’ils prennent pour un dragon, les terrorise, fit Morane, et ils sont sans doute prêts à tout pour éviter d’encourir sa colère. La présence constante de ce monstre dans ces eaux a, il faut l’avouer, de quoi vous donner la chair de poule, sans compter que, d’un moment à l’autre, il peut venir faire une incursion à terre.

Le grand saurien évoluait toujours à la surface de la lagune. Morane désigna du doigt le frêle barrage fermant le goulet.

— Un jour, supposa-t-il, notre Mosasaure aura pénétré dans la lagune et un éboulement aura refermé le passage derrière lui. D’un moment à l’autre, une tempête un peu plus forte que les autres peut lui donner à nouveau accès la haute mer.

Là-bas, le grand saurien disparut soudain sous les eaux comme il était apparu quelques minutes plus tôt. Les Mongols se redressèrent alors et, se précipitant sur Bob et son compagnon, les poussèrent sans ménagement en direction du village. Ils semblaient avoir à présent banni toute douceur. Morane le fit remarquer au professeur Frost. Celui-ci haussa les épaules.

— Peut-on jamais savoir de quoi les hommes sont capables quand ils ont peur ? fit-il.

Les deux naufragés s’étaient laissés entraîner sans tenter la moindre résistance. Entourés par les Mongols, ils avaient atteint le village, pour s’engager à travers des rues mal tracées, où régnait une forte odeur de poisson. Sur leur passage, tout un peuple d’hommes, de femmes et d’enfants se pressait avec curiosité.

Bientôt, la petite troupe arriva sur une large place au milieu de laquelle, isolé des autres habitations, une sorte de long hangar, également aux murs dc pierres sèches et au toit de peau, se trouvait édifié. Le Mongol à la coiffure ornée dc cornes et qui répondait au nom de Zoug écarta la lourde tenture de cuir tenant lieu de porte et Morane et le professeur Frost furent poussés à l’intérieur.

Le hangar était éclairé seulement par quelques torches, mais leur lumière suffit cependant à révéler un étrange spectacle aux deux hommes blancs. Sur toute sa longueur, la salle était occupée par un squelette gigantesque, dont les os, grossièrement assemblés et retenus l’un à l’autre par des lanières de cuir, brillaient comme de l’ivoire poli sous la lueur des flammes dansantes.

Tout de suite, le professeur Frost avait reconnu la monstrueuse dépouille. Il avait reconnu la longue échine de saurien que les apophyses des vertèbres faisaient ressembler à un énorme peigne, le crâne titanesque, aux orbites assez larges pour qu’on puisse y loger une tête humaine, aux mâchoires garnies de dents comme des sabres.

— Le squelette du Grand Mosasaure, dit le savant.

Ni lui ni Morane, ne doutaient plus se trouver à présent parmi ces Mongols fétichistes dont avait parlé Lemontov et cette assurance aurait dû leur causer quelque inquiétude si la contemplation de l’énorme dépouille ne les en avait distraits. Aussi, quand les Mongols se jetèrent sur eux, n’eurent-ils guère le loisir de résister victorieusement. Morane réussit bien, à coups de poing, à mettre hors de combat plusieurs de ses adversaires mais, finalement, il dut succomber sous le nombre.

Après avoir étroitement ligoté leurs captifs, les Mongols les déposèrent sur le sol et se retirèrent. Au-dessus des deux hommes, la gueule de cauchemar du dieu Mosasaure était comme la représentation du redoutable destin qui paraissait les guetter sur cet archipel isolé hors du temps et où seule, semblait-il, régnait l’épouvante.

 

La Croisière du Mégophias
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